IT Le Pont de la Corruption

PETER O'BRIEN - 30 Sep, 2018

Depuis le début de 2013, au moins 40 gouvernements et/ou premier ministres ont perdu leurs mandats suite à des accusations de corruption. Actuellement plus d’une vingtaine de gouvernements ont des figures politiques proéminentes qui sont en prison ou sous investigation. Bien que la corruption soit entremêlée avec d’autres comportements néfastes de la part des politiciens, il ne serait pas trop audacieux d’affirmer que la corruption est aujourd’hui un des principaux facteurs de la chute de gouvernements. Les gouvernements n’agissent pas seuls. Il y a aussi des partenariats publiques/privés qui sont néfastes.

Partout dans le monde et depuis des années, des grandes entreprises se sont heurtées à de grandes difficultés pour répondre aux accusations de corruption. Walmart par exemple, est sous enquête depuis 2009 pour les pots-de-vin versés lors de l’ouverture de nouveaux magasins en Inde, au Mexique et en Chine. Le scandale Odebrecht, qui concerne un grand nombre de pays en Amérique Latine, a été mis à jour en 2001 et continue à être à la une aujourd’hui. Ces deux cas énormes (le second, Odebrecht, est généralement considéré comme le cas le plus important de toute l’histoire) ont été démasqués principalement par les autorités américaines sous l’égide du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Ailleurs en Amérique Latine, l’affaire dite « Los cuadernos de las coimas » (« Les Cahiers des Pots-de-Vin ») semble remonter à 2005 en Argentine. Des entreprises locales de la taille d’Albanesi ont vu leur image détruite. En Afrique du Sud, la « Capture de l’Etat » a révélé un labyrinthe de connections qui n’implique pas seulement les dizaines d’entreprises de la famille des trois frères Gupta et les activites d’un fils de l’ex Président Zuma (tous les quatre se sont enfuis du pays), mais aussi les plus grandes entreprises étatiques, des entités globales comme KPMG et McKinsey, et une entreprise, Bell Pottinger (aujourd’hui en faillite) qui était bien connue dans le circuit international des boites des relations publiques.

Il va sans dire que tous ces cas parlent de milliards de $ de détournement de l’argent publique, sans compter les dépenses énormes pour les conseils juridiques. Le Département de Justice des Etats-Unis par exemple, explique dans une communication officielle publiée le 21 décembre 2016 que les pénalités imposées à Odebrecht et Petrobras (société collatérale dans l’affaire) pourraient arriver à $4,5 milliards. Mais, malgré leur magnitude, ces chiffres ne touchent pas les points névralgiques d’un pays comme elle en fait une tragédie à dimension humaine. C’est précisément cela ce qui est arrivé avec la chute, le 14 août 2018, du pont Morandi à Gênes en Italie. Le prix en vies humaines s’est élève à 43 morts (dont 4 français).

Quelques heures après l’évènement, il semblait que le pays entier était d’accord (circonstance rare en Italie) sur la cause de la chute – la corruption. De plus, tous les grands acteurs (partis politiques – surtout le Parti Démocratique-, l’administration publique, les entreprises, le monde criminel) étaient tenus pour responsables. Ce n’est pourtant pas la première fois que le peuple italien a trouvé une occasion de s’exprimer contre le manque de gouvernance dans le pays. L’auteur de ces lignes a assisté à une des funérailles (il y en avait plusieurs, éparpillées sur le territoire national, puisque beaucoup de familles ont refusé que leurs proches soient inclus dans des funérailles d’Etat célébrées à Genès le samedi 18 aout) où des adolescents se sont effondrés en larmes en voyant l’enterrement de certains de ces jeunes compatriotes. Les cris « massacres par la corruption », « à bas les tueurs », qui ont ponctué la solennité, ont trouvé écho dans les déclarations du gouvernement, qui a promis la justice.
Ce qui se passe avec le cas Morandi, néanmoins, va bien au-delà de ces affreuses conséquences humaines. Il nous révèle maintes dimensions d’une corruption qui a été pratiquée à grande échelle, depuis bien plus d’un demi-siècle et menée par une collaboration entre des entreprises privées, des législateurs, des groupes politiques et l’administration publique. Il nous montre comment la corruption intervient à tellement de moments dans la vie des grands projets, comment tant de « points vulnérables » sont exploités et comment sont multiples les lignes de défense légale contre les accusations. Nonobstant la férocité des réactions immédiates en Italie, il est sûr que les possibilités d’arriver à des conclusions satisfaisantes après les enquêtes ne sont pas bien grandes et que les changements éventuels du système peuvent être relativement limités. Ce qui a été appelé sans attendre « Le Chronique d’un Désastre Enoncé » malheureusement ne se limitera pas aux enquêtes du passé – n’oublions pas que dans le fameux bouquin de Gabriel Garcia Marquez, le nom du responsable pour la mort de Santiago Nasar n’a jamais été éclaire. A la fin de la lecture, chacun reste avec sa propre interprétation.

Une lettre envoyée le 15 décembre 2014 par une demi -douzaine de Députés Européens (dans sa majorité italiens et du groupement « les Verts ») aux Commissaires Européens Margarethe Versager (Concurrence) et Elzbieta Bienkowska (Marché Interne) résume (dans son annexe « Background ») de façon limpide les problèmes relatifs à l’octroi des contrats dans les domaines de l’infrastructure et les transports en Italie. Depuis 1955 se sont multipliés un numéro sans fin de décrets, règlements, lois et autres ordonnances qui ont assuré une opacité totale aux décisions prises. Avec l’évolution des lois européennes et la jurisprudence qui en découle, les lois et pratiques italiennes auraient dû changer les approches envers la concurrence et l’aide octroyé par l’Etat. Mais cela n’a pas été le cas. Lorsque aux cours des années 1960 et 1970, le boom italien battait son plein, le terrain était parfait pour tout genre de manipulation et mauvaises pratiques. C’était pendant cette période que le projet Morandi a démarré. Le dessin du pont était « révolutionnaire » dans le sens qu’il faisait usage du béton renforcé (l’acier était plutôt normal dans la construction) et d’un système particulier pour les supports du pont.

Mais le dessin légal était bien plus significatif que le dessin génie civil. Les contrats, qui n’ont jamais été rendus publiques et qui ne semblent être plus en possession du gouvernement, pour le contrôle du pont sur le plan commercial (péages et autres) et le plan réparations et entretiens étaient octroyés a deux entreprises, Atlantia et Gavio. La première est la plus importante en ce qui concerne le pont (mais il faut noter que, selon son site web, Gavio serait le numéro 4 du monde en ce qui concerne la gestion des autoroutes). Atlantia possède l’entreprise Autostrade, qui est l’entité gestionnaire de la dimension commerciale, et aussi l’entreprise Spea Engineering, qui devrait en faire l’entretien. Atlantia est contrôlée par la famille vénitienne Benneton, mondialement connue pour ses contributions à la mode. Les contrats ont effectivement laissé Atlantia dans une position d’hégémonie en ce qui concerne la gestion pont. En 2014, le Ministre des Transports a déclaré que le Ministère avait des responsabilités selon les contrats, mais celles-ci étaient réduites à des éléments mineurs, tels qu’assurer l’entretien des zones vertes.

En septembre 2014, face aux graves problèmes de l’économie italienne, le parlement avait approuvé une loi dite « Sblocca Italia » (« Déverrouillez l’Italie). Cette loi contient une vaste gamme de mesures entre lesquelles celles qui figurent dans son Article 5. Cet article prévoit une prolongation automatique des concessions pour les ponts et les routes. La lettre mentionnée ci-dessus signale qu’une telle procédure représente une infraction des normes de la loi européenne en matière de la concurrence et aussi en ce qui concerne les appuis offerts par l’Etat. Peu après l’envoi de la lettre à Bruxelles, une autre lettre datée le 28 janvier 2015, a été transmise aux deux présidents (du Sénat et de la Chambre des Députés) du parlement et au ministre de transport par Raffaele Cantone, le Président de l’ANAC, l’autorité italienne contre la corruption. Cette institution, établie par la Loi 190 (dite « la loi Severino » de décembre 2012), est censée veiller tous les aspects de la corruption qui peuvent affecter le secteur publique. Dans sa lettre, Cantone évoque et souligne les mêmes arguments soulevés par les députés du parlement européen.

Malgré ces critiques émanant de personnes et autorités de première importance, et le fait que le Nouveau Code de L’Achat Publique publié le 18 avril 2016 interdit catégoriquement cette pratique de prolongation des concessions, Atlantia et Gavio ont obtenu en 2017 (c’est à dire pendant le gouvernement Gentiloni) des prolongations de 4 ans (pour Atlantia la date limite était repoussée de 2038 à 2042). Pendant la même période et surtout en 2017, des rapports techniques préparés par des ingénieurs italiens hautement qualifies sur l’état du pont Morandi, ont mis l’accent sur les risques élevés des possibles désastres. Les ingénieurs eux-mêmes disent qu’ils sont certains que leurs rapports sont arrivés à Rome mais il n’y a jamais eu de réaction de la part des autorités.
Donc, nous nous trouvons dans une situation de négligence absolue, édifiée sur la base d’une structure nationale règlementaire confuse et opaque, multipliée par un dédain envers les décrets européens, le tout alors que nous parlons de chiffres astronomiques du budget publique italien. Des acteurs de tous origines dans la vie économique du pays sont apparus – et d’une manière réelle, n’ont jamais cessé d’être protagonistes.

Est-ce que les choses vont changer à présent? Le gouvernement promet que les contrats seront révoqués, que les coupables seront portés devant la justice, et que la situation ne se répètera plus jamais. Il n’y a aucune raison de douter de la sincérité de ces promesses ni de mettre en cause la volonté des politiciens qui sont aujourd’hui au pouvoir. Mais quelles sont les perspectives réelles ? Le pays devrait prendre une décision à propos de la gestion future des autoroutes. Et sur ce point -là apparait une fissure politique plus permanente que les fissures du pont. Est-ce que l’Etat lui-même devrait en prendre le contrôle (position du Mouvement 5 Etoiles), ou devrait-il continuer à la sous-traiter tout en organisant les offres publiques d’une façon améliorée (position de La Lega) ? La Lega répète ses affirmations de toujours, que le secteur privé est plus efficace. M5S souligne les risques de situations où l’Etat perd les leviers de contrôle. Qu’on choisisse une option ou l’autre, Il n’y a jamais de solution parfaite. Dans les deux cas, c’est toujours l’argent public qui est en jeu.

Une ironie permanente dans toutes les situations dans lesquelles la corruption détruit une société/économie est que ceux qui se sont moqués de la loi afin de poursuivre leur enrichissement, sont toujours les premiers à avoir recours à la loi quand le vent tourne. Voyons bien les choses en face. Dans une pitoyable conférence de presse donnée à Gênes le jour même des funérailles, samedi 18 août, le (alors) PDG d’Autostrade et d’Atlantia, Giovanni Castellucci, flanqué de l’homme de confiance de la famille Benetton, Fabrizio Cerchiai, a finalement présenté ses excuses pour le désastre. Il a même proposé que ses sociétés se mettent à l’œuvre pour reconstruire le pont et donnent de l’argent (sans vouloir préciser, un chiffre de l’ordre d’un demi- milliard d’Euros a été évoqué par la direction) pour aider les victimes. Mais il n’a jamais accepté la responsabilité de la chute du pont Morandi. Cette question, disait-il, est une affaire réservée aux enquêtes officielles.

Les batailles sur les divers terrains de la loi promettent d’être très longues, très coûteuses et extrêmement pénibles, surtout pour ceux qui ont déjà vu et vécu des pertes sévères. Les résultats de ces débats risquent de laisser presque tout le monde déçu. Pour l’Italie il y a beaucoup en jeu. Depuis l’aube du siècle, avec la loi 231, le pays a effectué une véritable révolution dans son approche à la corruption. Aujourd’hui, il ne serait pas exagéré de dire que l’Italie se trouve en tête de peloton en ce qui concerne les pas légaux et institutionnels pris pour lutter contre le fléau. Ce qui manque encore est d’avoir suffisamment de sanctions prises contre les malfaiteurs. Le cas Morandi sera, donc, suivi de près par tous.

Une dernière observation. Comme tellement d’autres entreprises, les géants de l’infrastructure agissent au-delà des frontières de leurs pays d’origine. En France Atlantia a déjà acheté les aéroports du complexe Nice, Cannes, St Tropez. Elle a racheté l’entreprise espagnole Alberis, ce qui lui donne le contrôle des autoroutes dans le Nord et l‘Est de l’hexagone (ces atouts faisaient partie du pouvoir d’Alberis). Le Ministre de Finances, Bruno Lemaire, a signalé l’intention du gouvernement de privatiser, au cours de 2019, les aéroports parisiens de Roissy/Orly. Atlantia prévoit une alliance avec l’entreprise française Vincent pour essayer d’obtenir la concession. Il semble qu’on aurait besoin de beaucoup plus que la chute d’un pont pour affaiblir les liens entre la structure génie civil et commerciale de la famille Benetton et la France. Soyons, donc, attentifs aux routes que nous suivons.