Lorsqu’on avait demandé à Anton Tchekhov de définir le genre de sa dernière œuvre de théâtre, il avait répondu que c’était une comédie avec quelques éléments de farce. Mais le distingué directeur russe Stanislavski, chargé de diriger la première présentation sur scène en 1904, a choisi de traiter cette œuvre magistrale comme une tragédie.
Quiconque a essayé de suivre les mille et un rebondissements du grand drame de l’Union Européenne (l’UE) de ces derniers temps, le Brexit, reconnait la présence de ces trois figures: comédie, farce et tragédie, comme acteurs de poids sur la scène. Les malentendus ont commencé dès le début, puisque même le nom est faux. Brexit est compose de «Britain» et «Exit». Mais le Royaume Uni est un espace géographique qui inclut la Grande Bretagne ET l’Irlande du Nord, et les accords devraient être cherches entre le Royaume Uni et l’UE. La différence est capitale, comme Michel Barnier souligne tout au long de ce livre. Parce que le futur de l’ile d’Irlande, depuis presque 100 ans divisée sur le plan légal entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande (pays dont je suis très fier d’être citoyen) est absolument au cœur de toutes les tractations minutieusement décrites dans cette « histoire du présent » qui est également, et forcement, une histoire des divers passés et un avertissement pour le futur.
L’auteur lui-même, un acteur principal du drame, nous plonge immédiatement dans l’atmosphère. On commence par la «Présentation de Principaux Personnages». La liste, assez longue, comprend plusieurs personnes (surtout du côté anglais) qui pourraient être qualifiés de comédiens professionnels et qui ne font que se représenter eux-mêmes. Ils ne suivent aucun texte (lorsqu’on proclame qu’on défend «la liberté», mieux vaut ne pas avoir un script établi d’avance) et assez souvent changent de veste (est-ce qu’ils sont des fonctionnaires publiques, des députes, des membres de gouvernement ou tout simplement des propagandistes et des entrepreneurs ?). Cette «liberté» est sans doute utile si le but est d’amuser le public (anglais) et de s’autoriser la possibilité de dénaturer les propositions des autres. Mais pour ce qui devait être un travail sérieux dont les résultats auront des conséquences significatives et négatives pour des centaines de millions de gens, un comportement pareil est totalement irresponsable. Surtout parce que les comédiens eux-mêmes ne soufreront aucunement des conséquences tout en s’enrichissant grâce à la célébrité obtenue, basée sur des mensonges répétés. Le contraste est assez frappant. En Angleterre la vie politique est guidée en premier lieu par les «influenceurs», qui balaient les chemins pour les lobbys (à ce moment on parle argent). En Europe les influenceurs ont beaucoup moins de pouvoir et ressemblent aux lobbys.
A mon avis, les difficultés pour l’Union Européenne pendant les quatre ans et demi qu’ont duré les négociations (et qui sont, dans la pratique, loin d’être terminées comme en témoignent les évènements de ces derniers jours en ce qui concerne la pèche) sont justement issues de cet énorme éloignement des vrais sujets des débats. Depuis la fin de la guerre de 1939-1945, l’Angleterre (oui, je dis bien l’Angleterre) est un pays en recherche d’identité, fait qu’il ne le rend nullement unique parmi les grands pays d’Europe. Une des approches très connues pour essayer de (re)trouver une identité est de mettre l’accent sur un passé glorieux (réel ou imaginaire, souvent un mélange des deux), affirmer que d’autres pays et/ou institutions l’empêchent de retrouver ce passé et donc de faire tout pour briser ces chaines. Nous sommes des victimes, ce n’est pas notre faute. Du point de vu d’un certain nombre d’anglais, l’ennemi institutionnel était facile à identifier – l’Union Européenne. Avec quelques slogans, avec des pancartes dramatiques à l’appui, c’est un message très facile à diffuser. Vers la moitié de la décennie passée, la turbulence, l’incertitude et l’angoisse étaient tellement répandues en Europe et dans le monde que le moment était mûr pour capitaliser sur ce message. Un premier ministre souffrant d’une dangereuse combinaison des maladies (hubris et distance du peuple) a laissé la porte ouverte aux maitres de la communication directe pour qu’ils en fassent usage. Il n’a même pas pris soin de présenter d’une façon simple et convaincante à l’électorat l’arrangement que lui-même avait négocié à Bruxelles en février 2016. Ainsi, ceux qui vivent de la simplification et de la tergiversation ont reçu un cadeau énorme. Pas besoin d’esquisser des plans, pas besoin de préparer des négociations, pas besoin de s’énerver du futur économique – cette version moderne de Marx (libérez-nous de nos chaines !) suffit.
L’Union Européenne a toujours façonné son progrès sur des bases infiniment plus solides. Elle travaille dans un contexte démocratique, même si cette démocratie est interprétée de manière assez variée et n’est pas toujours aussi transparente qu’elle devrait l’être; elle travaille sur la base des faits; elle travaille en cherchant le consensus; elle développe des cadres légaux pour qu’il y ait de la certitude; elle prête beaucoup d’attention aux problèmes des pays et régions dans lesquels les situations économiques et sociales ne sont pas favorables. Un domaine où Michel Barnier possède une expérience hors-pair. Comme si tout cela n’était pas suffisant pour souligner les différences avec Angleterre, l’Union Européenne essaie de couper avec les passés (ou du moins des périodes noires du passé récent) d’un grand nombre de ses membres. Regarder en arrière serait le coup de grâce pour l’Union. Non seulement a-t-elle être créé pour éviter une répétition des affreuses catastrophes du passé dans la région occidentale de l’Union, mais un grand nombre des pays qui en sont devenus membres après 1958 ont voulu échapper à leurs passés, des régimes totalitaires imposés de l’extérieur ou développés localement.
Communiquer ce qui est une façon de faire, une forme de vivre, est une tache difficile. A maintes reprises, Michel Barnier illustre les difficultés qu’il a eues d’expliquer (et pas seulement aux anglais) cette «manière de voir». Tout au début de ce journal (parce qu’il s’agit d’un journal, des commentaires écrits pendant qu’il se trouve au centre du tourbillon) il insiste sur un point capital. Il est français (savoyard!) et européen. On ajoute les avantages de l’un aux avantages de l’autre. Pour les Brexiters, en revanche, il existe une contradiction mortelle entre une identité nationale et une identité plurinationale. On ne peut pas avoir les deux. Il y a tant d’années Amartya Sen, entre autres, a mis l’accent sur le fait si évident mais si difficile à faire comprendre, que nous avons tous tellement d’identités. Une de ces identités néanmoins, est partagée entre les gens partout dans le monde – nous sommes tous d’êtres humains. Partager entre la diversité, ceci est le principe.
Vu avec ces yeux, il est vraiment remarquable que Michel Barnier et sa magnifique équipe aient pu arriver non seulement à définir les termes de la sortie (le Brexit proprement dit) mais en plus de rédiger un cadre relativement précis pour les relations futures entre les deux partis. Certes, et justement souligné dans le livre, quelques britanniques ont également apporté une grande contribution aux résultats, malgré les difficultés crées en chemin par les promoteurs du Brexit. Sans cet effort, le chaos apparemment si cher à la majorité des voix anglaises aurait prévalu – et qui sait quelles en auraient été les conséquences?
Le Brexit est un terme qui signifie être libre des contraintes européennes (pas libre de toutes les contraintes externes, puisque les anglais apparemment sont contents de rester dans un certain nombre des institutions internationales, même européennes). De ce constat, cependant, la version choisie par les Brexiters durs n’est pas la seule possible. Le message de Farage, le vrai moteur de la campagne (qui a soigneusement évité tout lien personnel quelconque avec le processus de négociation, préférant rester au-dessus pour hurler ses insultes à tous) a identifié le travailleur de l’Europe orientale comme la grande menace. C’est une version contemporaine des préoccupations de Thomas Malthus. Farage affirmait que l’arrivée en Angleterre de ces personnes était le résultat d’une décision de l’UE. C’est faux. Barnier remarque correctement, que la décision a été prise par le gouvernement anglais. Face à cette «menace d’un excès de population», à son supposé effet négatif sur l’emploi et le niveau des salaires en Angleterre (encore faux, comme un pléthore d’études faites en Angleterre le démontre), Farage a conclu que le remède était de rompre avec le principe de la libre circulation à l’intérieur de l’UE des citoyens européens: une fois accomplie, on pourrait retourner à la cerisaie ou on cultive les ressources humaines et sélectionner les personnes qui conviennent sans donner aucune préférence quant à la nationalité.
Tout au long des décennies pendant lesquelles l’Angleterre était membre de l’UE, elle a soigneusement évité de participer dans un grand nombre de projets de l’UE, de Schengen à l’Euro. Reflétant ce comportement des anglais, Barnier cite un commentaire du Premier Ministre de Luxembourg qui résume parfaitement ce qui a changé: «dans le passé ils avaient un pied dedans mais un pied dehors, maintenant ils veulent avoir un pied dehors mais aussi un pied dedans». Mais soyons raisonnables et clairs: les évidences à l’époque où chacune de ces décisions a été prise et les expériences depuis, ont démontré que les anglais n’ont pas toujours eu tort. Le pays était d’ailleurs rarement seul à ces moments clefs. Il y a toujours eu des grandes tensions au sein de l’UE et dans les populations des pays membres à propos des changements ressentis comme allant dans le sens du fédéralisme (la bête noire des anglais). Michel Barnier affirme dans ce livre qu’il n’est pas fédéraliste. Est-ce que cet avis personnel lui a empêché de faire les grands travaux qu’il a réalisés en Europe ? Absolument pas. Je dirais que sa perspective l’a plutôt aidé parce qu’il a pu rester assez flexible devant les défis du moment. Puisque les apparentes «certitudes» du passé n’existent plus et que nous nous trouvons devant plus « d’inconnus inconnus» que «d’inconnus connus», je crois que son approche est encore plus utile aujourd’hui et elle la sera demain.
Les Brexiters durs ont eu recours à la formule «le dogmatisme de l’ignorance» au lieu de vivre avec les faits, si souvent encombrants. Maintenant ils ont (au moins selon leur version du monde) champ libre pour faire ce qu’ils veulent. Ils ont le grand avantage de vivre dans un pays qui est effectivement «mono parti» dans le domaine politique (en Angleterre – en Ecosse et en Irlande du Nord on chante aux rythmes des partitions différentes). Donc, ils peuvent garder le pouvoir politique avec peu de soucis. Malgré le brouhaha qui est présent au moment des élections (à n’importe quel niveau), le parti dit «conservateur» est presque toujours dans la majorité. Une situation bien différente de la plupart des membres de l’UE, dans lesquels des gouvernements de coalition représentent la norme et donc où la recherche d’un consensus caractérise la formation d’un exécutif. Mais, tôt ou tard, les réalités du monde vont perturber la tour d’ivoire.
Pour l’UE, Michel Barnier ne cache pas ses préoccupations. Au début du livre il dit «Je suis depuis longtemps convaincu que c’est le silence, l’arrogance, la distance des élites qui nourrissent les peurs et encouragent la démagogie» (page 19). Je partage ses craintes. A maintes reprises, j’ai insisté sur le risque de tomber dans l’erreur de faire une équation entre les votations fréquentes et la création et renforcement de la démocratie (la version anglaise est plus poétique « its the churn of the urn which will burn »). Pour le dire de manière encore plus claire: autrefois tout le monde connaissait deux mots italiens, ciao et pizza. Aujourd’hui on peut en ajouter un troisième, casta. Pour la région du monde qui se vante d’être une démocratie extraordinaire (cette fin de semaine à Porto, l’Inde et l’UE étaient présentées comme les deux démocraties plus grandes du monde), on pourrait avancer l’hypothèse qu’il est devenu plus urgent lutter contre le déficit démocratique que de s’occuper des déficits financiers.
Il y a quelques grandes lignes qui vont être déterminantes dans le futur proche. Sur le plan technologie et société, les bouleversements nous mènent vers des défis presque jamais vus. Pour confronter un certain nombre entre eux nous ne sommes pas démunis des ressources, mais pour d’autres nous ne sommes pas encore prêts. Sur le plan international l’UE a besoin d’être beaucoup plus réaliste qu’elle ne l’était dans le passé. Elle est une région où l’Histoire, surtout comme elle est regardée aujourd’hui, compte beaucoup – mais le bilan montre les négatifs aussi bien que les positifs. L’Histoire peut être un fardeau comme le Brexit le démontre. L’UE ne peut plus se présenter comme le prêcheur dont les sermons devraient être écoutés et suivis par les autres régions du monde. Un vrai dialogue requiert que les autres méritent d’être non seulement écoutés mais souvent nous enseignent. Sur le plan interne, les déséquilibres en termes d’influence des différentes régions de l’UE sont flagrants. Il est temps de mener un vrai dialogue au sud, est, nord et ouest du continent. Le sommet de Porto, qui a eu lieu la fin de semaine du 8/9 mai, servait à ouvrir le processus d’une Conférence sur le Futur de L’Europe. Malheureusement le COVID, et d’autres facteurs, ont limité de manière sévère les ambitions de cette initiative.
La Commission, l’institution où la continuité est plus marquée que dans les autres instances de l’UE, a développé une grande capacité et des grandes compétences, surtout dans le domaine de la «morphologie des marchés». Ce travail hautement technique risque toujours d’être aperçu comme une façon de séparer les fonctionnaires publiques du public. Mais pas des lobbys, qui deviennent des acteurs de plus en plus influents dans la prise des décisions. Il semble que, aux yeux de beaucoup de citoyens, il existe une corrélation étroite et négative entre le contenu technique des travaux et la transparence – ce qui ne nous aide pas au moment d’insister sur la démocratie. L’UE se trouve face à un défi de communication difficile à résoudre. Pour les Brexiters le travail de dénigrement et de destruction était relativement facile. L’UE, en revanche, essaie de mettre en avant une série de réussites qui risquent de rester «invisibles».
Cet excellent livre décrit très bien la complexité de ce travail quotidien d’explication, de diplomatie, de patience et de respect d’autrui. Il est donc aussi un livre de pédagogie, de «comment faire les choses» lorsqu’on veut préserver et construire au lieu de détruire. Nous, les citoyens de l’UE aujourd’hui en 2021, devrons beaucoup à Michel Barnier et l’excellente équipe qui ont mené à terme une des taches les plus ingrates, mais aussi les plus importantes, de ces derniers temps.
Peter O’Brien, Bruxelles, 10 mai 2021