Il y a un mois, je vous ai proposé une recension du récent livre de Michel Barnier, un texte qui démontre avec tout luxe de détail les frustrations expérimentées par l’équipe de l’Union Européenne chargée de négocier le Brexit. Le livre confirme ce que nous avons tous su même avant le referendum tenu en juin 2016. Les campagnes en faveur de la sortie de l’UE étaient purement destructives, il n’y avait aucune proposition sérieuse quant au futur. Le gouvernement anglais n’avait fait que glorifier l’incertitude et la confusion comme les deux piliers du progrès du pays.
Une orientation si bizarre entraine des couts économiques très élevés (ou, pour utiliser la terminologie chère aux commentateurs de foot ici en Belgique, lorsqu’on commet de telles erreurs « on paie cash »). Il y a seulement deux jours, par exemple, une étude détaillée menée par une université respectée en Angleterre a conclu que, dans le domaine des services (précisément le secteur le plus important dans l’économie de l’Angleterre), depuis 2016 et jusqu’à la fin de 2109 les pertes accumulées des exportations par rapport à ce qui était la tendance de croissance dans les années précédentes au Brexit étaient de l’ordre de 120 milliards d’euros. Ce chiffre appartient à un univers numérique infiniment plus grand que les thèmes qui constituent les points de désaccord qui occupent les titres de l’actualité (la pêcherie par exemple). Encore cette semaine, et cette fois précisément dans le secteur financier, on voit que, jusqu’ici, la gestion d’environ 10% du marché financier à Londres qui existait avant le Brexit aujourd’hui se trouve ailleurs (en Europe, c’est Amsterdam qui en a le plus bénéficié). En plus, le nombre de postes de travail dans ce secteur a été réduit très sensiblement.
Mais, même devant l’absurdité et parfois précisément à cause de l’absurdité, il y a souvent des changements surprenants et positifs au sein du pays où le gouvernement s’est lance sur un chemin peu promettant. On dit que la nécessite est la mère de la capacité innovatrice. Effectivement, aujourd’hui en Angleterre toute une série d’entités, publiques, privées et de la société civile, semblent être saisies par la volonté de changer un grand nombre de choses. Apparemment elles se sont rendu compte que la désorganisation si visible au cours de la campagne du referendum, l’absence totale des idées et d’une approche cohérente après les résultats d’il y a cinq ans, les soubresauts publiques qui se suivaient durant les négociations et la volonté du gouvernement de rester aveugle devant les problèmes économiques, contribuaient à donner une liberté énorme a tous
ceux qui veulent changer, même bouleverser, les façons de faire les choses.
Commençons par l’architecture du gouvernement. La votation dans le referendum en soi a mis de relief les fissures entre les nations qui officiellement font parties du Royaume Uni. Successivement l’Ecosse a répété sa demande pour un autre referendum sur l’Indépendance du Pays. Cette question, à son tour, a fait naitre plusieurs analyses qui cherchent à définir les défis posés par une telle démarche, passant des besoins de créer un Ministère des Affaires Etrangères et un Ministère de Finance, aux questions relatives à une éventuelle entrée dans l’Union européenne et la volonté d’une Ecosse Indépendante à accepter les acquis communautaires Version 2030. Aujourd’hui tout chacun, quelle que soit sa position en faveur ou contre l’indépendance, est beaucoup mieux informé des conséquences et des impératifs d’une telle initiative. En deux mots, le Brexit, probablement sans le vouloir, a donné une impulsion à la création des connaissances qui n’existaient pas avant.
En Irlande du Nord, qui a voté contre le Brexit, les conséquences des négociations ont déchiré totalement le voile (déjà presque transparent et extrêmement fragile) qui essayait de masquer les profondes fissures politiques qui y existent. Le tout dernier développement de cette tragique histoire est arrivé ces derniers jours. Le groupement protestant, représenté dans le Parlement de Westminster, le DUP, a élu un nouveau chef qui vient de l’aile la plus dure du parti. Son mot d’ordre est de détruire le Protocol sur L’Irlande du Nord qui fait partie intégrante des accords sur le Brexit. Une telle démarche aurait plusieurs effets de grande envergure. L’UE a annoncé sa volonté de prendre des mesures, par la voie légale et autrement, pour faire face à cette rupture des accords conclus. La République d’Irlande se trouverait dans une position très délicate. A tout prix faudrait-il éviter des conflits violents, éviter des tensions possibles au sein de l’UE, éviter des impacts sur l’économie du pays et maintenir la grande image dont le pays tire beaucoup de bénéfices au niveau international. Pour la Grande Bretagne, les anglais surtout voudraient bien rester en dehors des conflits qui portent un accent très local. D’un côté ils aimeraient bien pouvoir continuer de parler d’une entité qui s’appelle « le Royaume Uni ». Mais de l’autre, la vérité est que l’Irlande du Nord, depuis très longtemps, est devenue un fardeau pour les Anglais. Ils cherchent une manière élégante de résoudre ce problème une fois pour toutes. Et en Irlande du Nord en soi ? On cherche désespérément de trouver une sortie non-violente. De toute façon, on ne peut accepter une espèce de dictature de la minorité comme situation permanente.
En Angleterre même, les graves lacunes dans l’architecture gouvernementale, qui sont là depuis toujours, ne peuvent plus être acceptées. Au début de juin, un comité composé de plusieurs personnes très connues et qui ne peuvent pas être étiquetées comme opposants du gouvernement, a publié un grand rapport sur le thème de comment changer l’architecture gouvernementale. Ce rapport analyse les questions pas simplement au niveau de l’Etat, mais aussi au niveau des régions et des autorités locales. Cette approche reconnait explicitement les différences et les inégalités qui caractérisent les divers territoires de l’Angleterre. Pour la première fois, ceux qui occupent les postes politiques en dehors de la ville de Londres, peuvent faire peser leurs voix. Si le gouvernement central croyait qu’il était en train de « reprendre le contrôle », maintenant il se rend compte que la lutte est plutôt à l’intérieur du pays et pas à l’étranger.
Un élément absolument au cœur du Brexit a été le contrôle de l’immigration en provenance de l’UE. Mais, malgré les mesures draconiennes qui ont été imposées par le Ministère de l’Intérieur, le gouvernement a été complètement surpris par le fait que presque 5 millions de citoyens de l’UE ont demandé la résidence dans le Royaume Uni. On pourrait dire que le gouvernement en aurait été content – c’est une démonstration que le pays est vraiment le meilleur lieu en Europe, n’est-ce pas ? Mais cela n’a pas été la réaction. Un chiffre pareil garantit que la présence européenne s’élevé à environ 7/8% de la population totale et a un pourcentage bien plus important de la force du travail. Malgré le fait que des centaines de milliers de travailleurs européens ont quitté le pays, le rêve de M. Farage n’est pas devenu la réalité. Sur le plan des ressources humaines, l’Europe répond « présent ». Un peu de réflexion s’impose. Il semble fort probable qu’un numéro fort élevé de ces personnes sont hautement qualifiées, sont souvent des entrepreneurs, possèdent des réseaux de contacts en Europe et ailleurs, parlent plusieurs langues, et ainsi de suite. Bref, que pourrait-on demander de plus ? Est-ce que, du point de vu des Brexiters, la séparation est arrivée trop tard ? Est-ce que, dans un étrange écho du célèbre poème de Cavafis, les barbares sont déjà à l’intérieur ? Quoiqu’il en soit, l’Angleterre d’aujourd’hui et de demain est fortement européanisée. Et cette circonstance va donner lieu aux changements significatifs dans les systèmes politiques et économiques qui sont en train de se dessiner.
Voyons la dimension économique. Les chiffres pour le premier trimestre de cette année signalent que les « Start UPS » au Royaume Uni ont reçu plus de 8 milliards de livres d’investissements. Apparemment le Brexit n’a pas mis frein à ces nouvelles initiatives. Ces investissements sont arrivés avant un changement des règles et pendant une période ou le COVID encore battait son plein. Certes, une telle activité parait indiquer que les gens axés vers l’innovation devraient avoir une certaine confiance dans le futur économique du pays. Pour l’instant il est difficile de se prononcer sur le pourquoi d’un tel développement. Mais encore une fois on a l’impression que les opérateurs économiques de l’avant-garde peuvent agir dans leurs propres univers qui restent relativement imperméables aux comportements erratiques des gouvernements.
Finalement, on devrait reconnaitre que le gouvernement à Londres essaie d’être très actif sur le plan des affaires internationales, y compris dans le domaine de ce qu’on peut appeler les biens publics internationaux (par exemple, le changement climatique, la sécurité, les disciplines relatives aux flux financiers et la fiscalité). Pendant que je rédige ces lignes, les Ministres de Finances du G7 se réunissent à Londres. Plus tard la grande réunion sur le climat aura lieu en Ecosse et d’autres évènements internationaux sont prévus. Bien sûr, personne n’a jamais dit que le pays avait l’intention de s’absenter internationalement. Mais quand-même….
Je viens d’esquisser quelques tendances, parfois contradictoires, auxquelles le processus du Brexit semble avoir donné une nouvelle vie. Quelle est la leçon principale à tirer d’une telle situation ? La réponse optimiste serait la suivante. Même si des décisions appuyées sur des bases nébuleuses et fausses sont prises, leurs conséquences ne sont que partiellement prévisibles et pas forcément toutes négatives. Le fait de renverser les piliers d’un édifice mène à beaucoup d’impacts nettement négatifs. Mais le désordre peut laisser quelques possibilités et surtout stimuler des réévaluations des structures existantes qui ne sont plus aptes à répondre des besoins d’aujourd’hui et demain. Peu à peu, toutes les cartes vont apparaitre sur la table, y compris plusieurs cartes que les promoteurs du Brexit ne voulaient jamais révéler aux joueurs. Les résultats de ce jeu restent imprévisibles, y compris pour ceux qui ont commencé la distribution des cartes.
Peter O’Brien, Bruxelles, 4 Juin, 2021.